LE COQ

Mise au point post entretien avec l'interne qui me semble un peu secouée.

Tu as compris son jeu ?

Non ?

Bon, je t'explique.

Vous croyez que vous pouvez m'écouter ?

Parce que vous êtes infirmier, un médecin, cela aurait été peut être mieux pour mon cas. Parce que je suis un cas compliqué. J'ai déjà été suivi par trois psys. Il n'y ont rien compris.

De toutes façons, je pense que vous ne pourrez pas m'écoutez.

Enfin, je vais essayer quand même, on verra bien.

Voilà ce que j'appelle une belle tentative de mise en échec.

Je ne suis, à son avis, définitivement pas compétent pour l'écouter. Et pourtant il va parler.

Il faut savoir rester modeste dans ce métier. Toute forme d'ambition d'être utile et reconnu comme étant utile pourrait être parfois fatal pour un soignant. Tu veux un conseil ? Puisque tu veux faire psy, cultive l'inutilité. Tu verras, ça aide.

Avec ce genre d'individu, inutile de chercher à convaincre. Je pourrais lui répondre que je suis là pour ça, que je suis formé à l'écoute, que le médecin a deux oreilles et pas plus, comme moi. Qu'ici, la règle veut que l'on rencontre un infirmier en première intention et ensuite, et si nécessaire, un médecin. Que je pourrais, en fin d'entretien, lui donner un rendez vous médical. Cela ne ferait qu’apporter de l'eau à son moulin. Inutile et contre productif. Une seule réponse possible, je vous écoute monsieur.

En position basse. Il cherche à placer l'entretien sur le terrain de la rivalité. Moi, je ne suis pas là pour engager un combat de testostérone dont l'enjeu serait toi, la jeune et jolie interne.Oui, je sais, il ne t'as jamais regardée, jamais parlé. Logique. Je te l'ai dit, il voulait engager un combat de coq. Stratégiquement, il lui fallait éliminer l'autre coq pour ensuite s'occuper de la poule. Qu'en aurait-il fait ? Ça, je n'en sais rien. Rien, peut être, va savoir.

En tous les cas, il a besoin de parler. Il a besoin de SE parler. Je ne suis pas capable de l'écouter ? Ok, j'en accepte l'augure. L'important, c'est qu'il SE parle qu'il S'écoute, LUI. Je ne serai que le catalyseur de ce dialogue avec lui-même. Comme s'il se regardait dans un miroir pour se causer.

Ce monsieur possède un ego sur dimensionné, c'est clair, mais, et par conséquent, ultra sensible, hyper délicat. Ce type, malgré ce qu'il montre de lui, et ce n'est qu'un déguisement sous lequel il se cache, c'est du fragile. A manipuler avec précautions. A la moindre inattention, il risque t'exploser dans les doigts comme un ballon de baudruche. Et une fois crevée, la baudruche, tu ne la regonfles pas. Si, un jour, il doit se dégonfler, il se dégonflera tout seul. Après, on lui prêtera une pompe et on lui montrera comment l'utiliser.

Tu as remarqué comment il s'est installé dans la bureau, comment il a enlevé son manteau, avec quel soin il l'a plié avant de le poser ? Avec quelles précautions il s'est assis pour ne rien déranger dans sa tenue ? Comment il n'a pas cessé de la vérifier ? Il veut tout maitriser, ne rien laisser au hasard. Tu as pu noter aussi son souci d'élégance et d'originalité. Ce type a besoin de se construire une image. Et une image parfaite. Pourquoi ? Je ne sais pas. Mais on saura, on saura.

Toujours dans la séduction. Même avec toi. Te prendre pour quantité négligeable comme il l'a fait, c'est te contraindre à te focaliser sur sa personne et oublier la mienne. Quand à me séduire moi, c'est une façon de me soumettre. Dans sa tête, on ne séduit les femmes que pour les soumettre, seules les femmes se laissent séduire et soumettre. Si je me laisse séduire et soumettre, il a gagné. Pour reprendre ma comparaison, il n'y a plus qu'un coq dans la basse cour, une poule et une moitié de poule. Et il reste le maître du jeu. Le centre de tout. Il n'a plus qu'à gonfler son jabot et faire la roue.

Tu comprends ?

J'ai une proposition honnête à te faire. Tu es là pour six mois de stage. A mon humble avis, il va revenir. On n'en pas terminer avec lui. Si tu veux, on le suit ensemble aux mêmes conditions. Et tu me feras le compte rendu de l'entretien. Enfin, le premier jet. On rectifiera ensemble si besoin.