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16 avril 2020

JOURNEE ORDINAIRE

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Cinq heures cinquante.

 

Il fait froid et encore nuit noire. Remonter une fois de plus l'interminable allée centrale, traverser le pavillon administratif, subir le regard noir des matous sauvages sous les couloirs lugubres avant de prendre le monte charge grinçant pompeusement appelé ascenseur et qui sert aussi bien au transport des personnes qu'à celui des poubelles et des repas. Avant d'atteindre la serrure de l'unité dite fonctionnelle, l'UF. Avant, les unités de soins portaient des noms de psychiatres, d'artistes, de fleurs, d'animaux... Et puis il a fallu parler en UF 3560 ou 4123. Déshumanisant quand même. Mais c'est... fonctionnel et ça entre dans les ordinateurs. D'ici à ce qu'il effacent nos noms sur nos badges thermocollés et les remplacent pas des numéros... Idem pour les malades...

 

Je rumine. Mauvais réveil. Pas la pêche. Ce matin là, j'en ai marre de la psychiatrie. Même si je l'ai toujours aimé ce foutu métier. Je l'ai choisi. Mais je ne peux pas éviter les moments de ras le bol. De me demander avec une certaine angoisse ce que je fous là.

On gère qu'ils disent.Parce qu'aujourd'hui on ne soigne plus les malades mentaux, on gère la santé mentale des usagers. C'est à dire qu'on colmate, comme on peut, les brèches immenses de la grande misère asilaire. Alors il y a des jours où j'ai des pieds de plomb. Comme tous les autres. On ne peut pas dire que l'on s'épuise. C'est pire. On s'use de lassitude. C'est plus lent. Irrémédiable. Mais tant que l'on évite les vagues, tout va bien. L'encadrement, le corps médical, l'administration, tout le monde est content. Quelques fois, ça déborde. Grève générale décrétée. Alors on écrit en rouge, sur le dos de nos blouses, en grève.  Et on retourne au boulot. Pas le choix. Une petite promesse de la direction qui n'engage que ceux qui les croient, c'est à dire personne et tout contonue aller pour le meiux dans le meilleur de monde n'est-ce pas.

 

La porte à peine ouverte, le grand schizo échevelé du service se jette sur moi pour me demander où sont passées ses cartes bleues, ses voitures, ses femmes ? Toutes choses qu'il n'a jamais possédées. Naturellement. Paumé dans son délire. Il a fini par me taxer une clope. Pour une fois, et comme j'ai envie d'avoir la paix pour l'instant, je lui en refile une.

Je l'aime bien celui là. Toujours à errer dans son délire. Avec ses yeux exorbités et ses cheveux toujours en bataille.

 

Les femmes de ménages font tout ce qu'elles peuvent, mais rien à faire. Les murs en sont imprégnés depuis trop de décennies. Une odeur de misère, de souffrance. De charogne aussi. Malgré le temps, je ne m'y habitue pas. Même si au fil de la journée je ne la sens plus. Ces fragrances n'améliorent pas mon état nauséeux.

 

Ça a mal commencé. Un arrêt maladie. Il va falloir faire à deux, une fois de plus, assumer. Heureusement, Charlotte, je peux lui faire confiance. Avec elle, jamais de souci. C'est une vieille de la vieille. Elle connait le métier et ses ficelles. Transmissions faites avec l'équipe de nuit, le thé avalé et au taf. Je prépare les traitements du matin et elle commence les toilettes. Ça roule. Comme ça peut, mais ça roule. Je me détends un peu.

 

Un par un les malades émergent de leur nuit neuroleptidée. Ils viennent me dire bonjour. C'est à peine si j'ai le temps de leur répondre. Je vois bien qu'ils avaient envie de taper la discussion, eux. Mais l'attention captée par l’écran d'ordinateur où défilent les traitements comment pourrais-je leur accorder un peu du temps qu'ils me demandent, dont ils ont besoin ?

 

Après petit déjeuner, visite médicale

Le jeudi à dix heures, grande visite hebdomadaire. Toute la cour autour de la patronne, qui exige absolument que je la suive. Peut lui importe que je sois le seul infirmier et que j'ai des tas de choses à faire. Elle s'en fout. Il lui faut un infirmier. Auquel elle n'adresse pas la parole. Se contentant de pontifier devant ses internes. Et moi, je reste là en baillant, à la limite de m'endormir debout. Je suis déjà mort de fatigue.

 

Je n'ai même pas le temps de me faire un deuxième thé en milieu de matinée. Quant à prendre du temps pour m'occuper les malades, aux calendes grecques ! Ils se débrouillent sans nous. Penser à téléphoner à la radio pour décaler un rendez vous et j'en passe. Ne pas oublier de passer les commandes des repas. Pas vraiment mon boulot mais Charlotte ne peut pas être au four et au moulin. C'est une matinée diarrhée...

 

Et puis, comme re-médocs, repas de midi. Ensuite, ces deux dernières heures interminables entre douze et quatorze heures où je n'ai qu'une envie, rejoindre mon canapé pour m'écraser comme un cachalot et dormir un peu. Deux heures où la fatigue me prive immanquablement de toute disponibilité.

 

Deux heures de perdues.

 

Avec Charlotte, on n'a pas échangé trois mots pendant huit heures. Pas le temps et trop d’épuisement. Pourtant quand elle est en forme, Charlotte, c'est une sacrée pipelette.

 

On n'a pas eu le temps de se faire une petite pause. Pourtant ça fait du bien de se retrouver juste entre blouses blanches, pendant quelques instants de complicité. Pour en fumer une, dire trois conneries, rigoler un coup. Ça permet de décompresser au cours de la journée. De récupérer. De se réconcilier quand il y a eu des coups de gueule. A l'abri des malades et de la hiérarchie. Juste entre nous pour se faire sentir que finalement, on s'aime bien.

 

C'est peut être con.

Parce que nous ne sommes pas là pour nous aimer les uns les autres.

Mais nous ne sommes pas des outils informatiques qui appliquent des protocoles.

Il faudrait qu'ils veuillent bien faire un effort pour le comprendre, nos dieux de l'Olympe psychiatrique.

 

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