QUARANTE ANS DE PSYCHIATRIE / COMPRENDRE

 Quatre décennies à vivre immergé dans la folie. A vivre avec. A en être imprégné jusqu'à la vivre. La folie si familière et pourtant si étrangère.

Et pourtant. Je suis incapable de comprendre et a fortiori d'expliquer la folie. On m'a cent mille fois posé la question qui tue, qu'est-ce que la folie. Je suis aujourd’hui encore incapable d'y répondre.

Jamais on ne comprendra réellement pourquoi certains hommes semblent voués à la folie.

Les tentatives d'explication ne manquent pas. Entre la psychanalyse et les neuro-ciences, les théories ne manquent pas. Elles sont toutes justes, elles sont toutes fausses. Justes parce que force est de constater qu'elles soulèvent un coin du mystère. Fausses parce qu'elles sont toutes très loin de tout expliquer.

Car qui comprendra cette chute inexorable vers le chaos pourtant traversé parfois les rares éclairs fugitifs mais intenses et étincelants d'une lucidité exacerbée ?

Qui pourra comprendre un jour ces crucifiés dont le ressort intime est brisé, dont les barrières intérieures sont effondrées et qui se sentent se noyer dans une atroce sensation de perdre toute vigueur, de se vider de leur substance dans une étrange liquéfaction. Pour finir avalés et digérés dans un trou noir.

Ils ne décrivent pas une sensation vague et indéterminée, mais, incapables de penser et d'agir de façon cohérente, celle précise et douloureuse de leur propre catastrophe imminente à chacune de leur respiration.

On dit les fous, les malades mentaux, les handicapés mentaux. Et la liste n'est close. A chaque jour un mot nouveau. Parfois un néologisme barbare qui ne signifie plus rien. Juste pour le plaisir de la masturbation intellectuelle de quelques uns qui prétendent comprendre et expliquer.

Foutaise !

Je n'ai, quant à moi, aucune explication. Je n'en ai du reste jamais cherché. A force d'observation attentive, j'ai juste eu quelques ressentis.

Les fous ? Des gens qui, plus que tous les autres, se débattent entre les griffes de la mort et qui savent qu'ils ont bien peu de chance de l'emporter. Voire plus certainement aucune. Des gens qui subissent l'affreux supplice de la frontière oh combien ténue et perméable entre la vie et la mort. Et qui, à cheval sur les hauteurs vertigineuses de la terreur, fuient l'horreur de l’angoisse dans le délire, les hallucinations, la paranoïa, l'hystérie, l'état limite, la mélancolie, la schizophrénie, et autres pathologies psychiques.

Il n'y a pas d'autre peur, pas d'autre angoisse pas d'autre tourment, que de la mort. Je suis convaincu que tant que l'on abordera pas le problème sous cet angle, rien ne pourra évoluer vraiment. On ne fera que des sauts de puces dans tous les sens. C'est du reste ce que nous faisons. Et nous ne sautons ni bien loin ni bien haut. Nous avons là notre unique boussole pour tenter de naviguer dans les eaux sombres, troubles et profondes de la folie. Angoisse de mort donc et son corolaire, la peur panique et dévastatrice de perdre le contrôle de sa propre existence.

Mais peut être est-ce difficile tant cela peut nous renvoyer à notre propre angoisse de mort, à notre propre impossibilité à la gérer qu'en fuyant dans la folie. Peut être avons-nous peur de découvrir vraiment que nous sommes mortels.

Chez les fous, probablement, une ou des expériences, mais lesquelles et par quels mécanismes la question reste posée, les ont fait basculer, par réflexe de survie dans ce monde étrange de la folie.

La folie, un asile contre cette terrible angoisse de la disparition, de la néantisation ? Comme seul moyen d'échapper aux tourments de la vie ? De rendre supportable l'insupportable ?

Je n'ai aucune réponse.

Je n'ai que des interrogations.

Mais j'ai une certitude.

Bien fou qui prétend comprendre la folie !