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9 février 2017

QUARANTE ANS DE PSYCHIATRIE / PREMIÈRE ODEUR

choisir_un_carrelage_d_escalier

Premier août.

 

Six heures trente du matin.

 

Il fait déjà très chaud même si le soleil se lève à peine au dessus d'une des collines qui entourent l'hôpital.

 

Il y a une demi heure j'ai pris mon premier poste en service après une semaine de stage au centre de formation.

 

Je suis élève infirmier de secteur psychiatrique. Sans le savoir, comment pourrais-je seulement l'envisager, je suis parti pour quarante ans de carrière, quarante de vie au milieu des fous, quarante ans à me colleter la folie.

 

Premier café dans le vestiaire, lecture du cahier de rapport, épais, noir, 21 / 29,7, page numérotées. C'est un document officiel qui peut être saisi par la justice en cas de problème. Visite rapide de l'unité Charcot avec mon frère et un autre infirmier. Ce sont déjà de vieux briscards de la psy qui vont me donner mes premières leçons. Qui consistent à me rencarder sur les habitudes du service, l'heure d'arrivée du surveillant chef, mon père au demeurant, du surveillant et enfin de celle du patron. Très variable celle du patron. Comme le je constaterai tout au long de ces années, les psychiatres ont une notion toute personnelle du temps. Les malades, tu verras au fur et à mesure me disent-ils. Ça ne me rassure pas vraiment. Et quand le patron arrive, on te préviendra, il faut que tu aies l'air occupé. S'il secoue la tête dans tous les sens, mauvais signe, il est de mauvais poil et peut exploser pour n'importe quoi. Tu ne fumes jamais quand il est là, il ne supporte pas même s'il arrive en tétant son cigare. Pour la visite, c'est le chef qui s'en occupe. Il accompagne le patron avec ton père. Nous sommes mercredi, jour de grande visite. Il verra tous les malades dans leur chambres. Il faut faire bien attention qu'il n'en manque pas un seul. Sinon, c'est la grosse engueulade assurée. Ensuite on se fait remonter les bretelles par le chef et le surveillant chef. Là, ça ne me rassure pas du tout.

 

Je découvre les lieux. Rez de chaussé, le vestiaire / salle de pose, le bureau du surveillant, la grande pièce de vie qui sert aussi de salle à manger, l'office avec son passe plats, la salle d'ergothérapie cuir. Tout au fond, des toilettes et des lavabos. C'est là que j'apprendrai à raser. Avec un rasoir coupe chou ! Ah ! J'oubliais ! Avant la porte du service, le saint des saints, le bureau de mon surveillant chef de père. Un malade toujours au garde à vous, ancien militaire, y fait office de garde et de commissionnaire. C'est lui qui frappe à la porte quand on veut voir le sur-chef. Le vieux, comme ils disent. Personne ne rentre si la sentinelle n'ouvre pas la porte. Folklore hospitalier. Tout est carrelé en jaune. Des mégots, des papiers, des restes de nourriture. Les ASH, femmes de ménages, ne sont pas encore arrivées. Barreaux blancs en fer forgé à toutes les fenêtres. Toutes les portes ferment à clef. Je n'aurai droit, comme tous les élèves, qu'à une clef « à la journée ». Je la prends en arrivant et je la dépose dans un tiroir en partant. Seuls les diplômés ont leur trousseau personnel. Parce que les armoires, les placards sont aussi verrouillés. La peur de l'évasion, du suicide et de l'agression commande tout.

 

Montée de l’escalier vers les chambres à un ou trois lits. Lui aussi carrelé jaune. Courte visite de l'étage. Salle de soins, sanitaires, cellules que l'on appellera plus tard, chambres d'isolement. Et puis réveil des malades. Autonomes, ils sont « incités » à aller à la douche. Dépendants, ce sont les infirmiers qui font leur toilette. Douche ou bain, c'est selon, selon un rituel qu'il va me falloir comprendre mais qui pour l'instant m'échappe totalement. Première leçon de soin, la toilette. Les deux diplômes me montrent où se range le linge de toilette et les vêtements des malades. Et à moi de me débrouiller ! Je m'en sors je peux. Je porte un nom qui m'oblige à être bon et tout de suite.

 

Une fois les toilettes faites, petit déjeuner. Un malade, toujours le même, a mis la table. Avant, mon frère a fait les prises de sang, l'autre infirmier les médicaments. Mon frère me prévient. Comme je ne connais pas, je dois demander ce que chacun désire. La moindre erreur pourrait me griller auprès de certains malades. Il m'accompagne et me présente pendant que le collègue distribue les médicaments en veillant bien à ce qu'ils soient bien avalés pour ne pas finir dans les toilettes ! La moindre activité est l'occasion de me donner une leçon. Mais comment vais-je pouvoir retenir tout cela sans me prendre les pieds dans le tapis et commettre un impair fatal ? Effrayant tout de même ! Le chef est arrivé, mon père sur ses talons. Il salut tout le monde;serre la main des blouses blanches. Je comprends très vite que ni mon frère ni moi ne sommes ici ses fils. Mais nous sommes comme les autres. Ni plus ni moins. Bizarre de saluer son père en lui serrant la main. Comment dois-je m'adresser à lui ? J'observe mon frère et j'imite. Il nous rappelle que c'est jour de grande visite. Inutile qu'il précise que tout et tous doivent être impeccables. Même pour moi, ça tombe sous le sens. Je peux vous assurer que d'être le fils et le frère de... ça complique la vie tout de même. Je suis tout de suite repéré par tout le monde. Je le comprends au bout de quelques heures.

 

Quand les malades ont terminé, c'est à notre tour de manger.

 

L'infirmier d'ergo arrive, ouvre la salle, surveille l'installation des malades, leur distribue le matériel. Moi, je vais raser... Mon frère me montre une fois, deux fois et puis à moi de me débrouiller. Je n'ai coupé personne. Même au moment de l'arrivée de la grande visite. Je tremble un peu. Le patron salue tout le monde, moi comme les autres. Puis il va faire le tour des chambres.

 

Midi. Repas.

 

Ouverture des chambres pour la sieste et repas des infirmiers.

 

Attente de la relève. Échange des consignes. Déconnage général. Ils parlent de cul. Les filles ne doivent pas avoir les oreilles trop chastes...

 

Quatorze heures. Fin de poste. Je rends la clef. Je pars. Mon père m'interpelle pour me demander si tout va bien et si je reviens demain. Bien sûr que je reviens ! Est-ce une lueur de fierté dans ses yeux ? Le dernier fils fera lui aussi le métier. Il m'avait laissé le choix. Jusqu'au bout. Je reste. Je crois qu'il en a été fier. Oui, je crois.

 

De cette première journée, il y a une chose que je n'oublierai jamais : l'odeur. L'odeur en montant dans les chambres. Une odeur faite d'odeurs de pieds, de restes de masturbation, de tabac froid, de vieillards incontinents et de je ne sais quoi d'autre encore.

 

Je l'ai encore dans les narines. Il suffit que j'y pense.

 

Cette odeur que l'on ne peut sentir nulle part ailleurs. L'escalier en carrelage jaune, les peintures grises, et le soleil à travers les vitres sales.

 

Ma carrière était partie sur ces bases.

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