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26 décembre 2016

QUARANTE ANS DE PSYCHIATRIE / MANUEL

oeuvres-schizophrènes-7

 

Il était beau Manuel, avec sa gueule taillée à coups de serpe qui le faisait ressembler à Klaus Kinski. Quand il sortait nu de la douche, les filles ne pouvaient pas s'empêcher de reluquer son corps longiligne, sec comme un coup de trique, aux muscles bien dessinés, saillants, noueux et en louchant sur son sexe et son cul, elles se disaient que c'était vraiment dommage, un si beau mec ! Quoiqu'infirmière, on en est pas moins femme. Manuel les troublait. Mais Manuel était définitivement intouchable.

 

Il était intelligent aussi. Bac + 5. Informaticien. Cultivé. Sa collection de livres étaient impressionnante. Mais il ne lisait plus. Même à la télé, il n'en captait plus rien.

 

Quel gâchis ! La schizophrénie avait tout balayé, tout dévasté. Tout écrasé, tout réduit en miettes. Il n'y avait plus de terre ferme pour lui, juste un monde qui s'effondrait, littéralement, dans un puits sans fond.

 

Oui, il était beau Manuel, avec ses yeux bleus et profonds à s'y perdre. Ses yeux trop souvent exorbités quand ses hallucinations le torturaient. Ce qui arrivait souvent. Un jour il m'a dit :

 

« T'as vu mes yeux ? T'as vu mes yeux ? Regarde mes yeux ! Tu n'en verras jamais le fond ! T'en verras jamais le fond et tout ce qu'il y a au fond de mes yeux. C'est trop profond. Tu ne verras jamais tout ce qu'il y a au fond de mes yeux. T'as vu mes yeux et tous les noyés qu'il y a dedans ? C'est moi qui les ai noyés parce qu'ils voulaient voir le fond de mes yeux. C'est moi.Arrête de me regader ou je te noie. »

 

Comment pourrais-je rendre compte de cette expérience extrême, de cette expérience de l'extrême ? Je n'ai pas de mot. Ou alors, alors je pourrais parler avec les mots savants de la clinique psychiatrique. Non, il n'y a pas de mot, il n'y a pas de nom pour traduire l'intolérable.

 

Il portait tous ses tourments sur son visage. Violents, insoutenables, les jours où il délirait plus que les autres, quand rien ne pouvait plus endiguer le flot continu de ses visions, quand rien ne pouvait plus calmer ses peurs et son angoisse, quand rien ne pouvait le rassurer quand il divaguait en débitant ses discours décousus, incohérent dans l'unité. Parfois, il était totalement mutique. C'était alors le long, très long, inextinguible cri du silence. Oui, Manuel hurlait en silence quand son vide intérieur n'était plus qu'une insupportable crispation.

 

Il était loin, très loin de tout, perdu dans son monde fantasmagorique, dans son enfer de grand psychotique. Crucifié sur la croix de la schizophrénie, brûlé vif dans sa folie. Il était seul, atrocement seul, isolé, coupé de tout et de tous. Incapable d'entrer en relation avec quiconque. Je crois qu'il ne ne connaissait que la peur. Il avait même peur de lui-même, effrayé par son propre reflet quand il passait des heures devant le miroir en pied du couloir des chambres.

 

Sa souffrance était comme celle des torturés mis à la question par l'inquisition. J'ai visité deux musées de l'inquisition. Machines infernales. Éh bien, voilà, Manuel, il était mis à la question par sa maladie. Mais il était torturé de l'intérieur, sans espoir que son bourreau cesse de le tourmenter.

 

Manuel n'a jamais tenté de se suicider. Même la mort ne pouvait le délivrer de sa douleur. Il nous l'a dit, un jour où un tout petit contact, un tout petit moment, a été possible.

 

Que pouvions-nous faire ? Comment le soulager ? Nous étions totalement impuissants malgré notre envie de l'aider à ne plus souffrir. Tout, absolument avait été tenté. Il avait avalé tous les antipsychotiques. Des plus anciens aux plus récents. Essais thérapeutiques multiples Rien. Effet zéro. Idem pour la sismothérapie. Un tout petit mieux quand il revenait à lui. Mais toujours très bref. Deux heures après, tout recommençait. Nous nous sentions tous découragés, prêts à baisser les bras. Pourtant nous n'étions pas du genre à baisser les bras. Mais là... Et puis l'équipe dans son ensemble ne supportait plus son impuissance face à cette douleur atroce qui le défigurait. Ma nuel souffrait et sa souffrance nous faisait mal.

 

Nous devions prendre en charge la famille désespérée. Ce qui signifiait souvent entrer en conflit avec elle. Par exemple, elle ne voyait pas l'utilité de payer un loyer quand dans leur tête à tous Manuel était interné à vie sans espoir de sortie. Nous n'avons jamais cédé. Même si nous n'avions plus d'espoir, nous avions quand même de l'espoir. Bien nous en prit.

 

Manuel changea de médecin référent. C'est à dire que le psy qui le suivait jeta l'éponge et, si je puis dire, refila le bébé, la baignoire et l'eau du bain à un confrère. Ce dernier plus jeune, plus dynamique et aussi moins résigné et plus courageux, provoqua une réunion d'équipe. Après avoir tracé un tableau clinique très clair au pronostic très sombre, il nous demanda si nous avions des idées. Bien sûr que non, nous n'en avions plus. Nous avions épuisé tous les possibles. Alors il nous proposa d'essayer ce qui n'avait pas encore était tenté. Et oui, il restait encore quelque chose à faire. Comme quoi, même quand il n'y a plus d'espoir, oui, il reste de l'espoir. Il existe une très ancienne molécule, quasiment pas utilisée et presque oubliée. Les risques majeurs demandent une surveillance stricte, un dosage précis, un accord de la famille. Bref, du lourd, du très lourd, mais il ne restait plus que cela. Après...

 

Évidemment, nous étions tous d'accord, acceptant par avance les risques que nous faisions prendre à Manuel. Mais ça posait un sacré problème d'éthique. La réunion a été longue. La famille a dit oui, non sans réticence, non sans nous prévenir que si quelque chose arrivait à Manuel, nous serions tous trainés devant les tribunaux. Alors branle bas de combat, tout le monde va au charbon, médecin généraliste, psychiatre, internes, équipe infirmière, équipe sociale, plateau technique, pharmacien chef, qui fait venir un représentant du labo pour nous présenter le produit. Nom de dieu, oui on prenait des risques et on lui en faisait prendre. Ce n'était pas sans états d'âmes... Mais pas le choix. Ni lui, ni nous. On tentait le coup et ça pouvait marcher ou il restait enfermer dans sa schizo jusqu'à la fin de sa vie. Jamais dans ma carrière je n'ai vu une équipe pluridisciplinaire aussi soudée. Je pense que le premier qui aurait tenté de se désolidariser se serait fait dézinguer dans les grandes largeurs. On y allait, la peur au ventre mais avec enthousiasme. On était tous mouillés et personne ne devait rester au sec. Personne n'y pensa du reste. Chose rarissime donc notable. Finies les petites rivalités, jalousies, envies, mesquineries. Tous unis.

 

Au bout de quinze jours de traitement, on constatait une amélioration notable du contact. Personne encore ne se réjouissait. Petit à petit, Manuel s'apaisa, revint dans la réalité. Il devenait possible de l'emmener en promenade dans le parce de l'hôpital. En sept ou huit semaines, il était transformé. Il exprimait des demandes, avait des projets, réclamait sa sortie. Et puis un jour, il demanda à sortir seul dans le parc. Autorisation accordée par le médecin. Au bout de huit jours, il n'est pas rentré. Angoisse ! Trois jours sans nouvelles ! Et puis, coup de téléphone du CMP (centre médico psychologique). Il était là, ne voulait plus retourner à l'hôpital, voulait prendre son traitement dans son appartement et recommencer à vivre comme tout le monde. Au bout de trois ans de folie il revenait à la vie. Le médecin donna son accord à condition d'un suivi « serré ».

 

Cette histoire a bien plus de dix ans maintenant. Elle est du genre qui vous marque pour longtemps.

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Commentaires
F
Oh que oui ! Je m'en souviens oui. Comment oublié ?
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D
Tu te souviens Maselli
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