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20 novembre 2016

DE L'ART ASILAIRE A L'ART SINGULIER

CONFERENCE DE JEANINE RIVAIS

DE L'ART ASILAIRE A L'ART SINGULIER

***** 

 

BONJOUR,

          Je vais vous présenter un résumé de l'aventure singulière, de l'Art asilaire à l'Art singulier. Pendant que je vous parlerai, vous verrez apparaître des projections sur l'écran. Ce sont des œuvres de créateurs qui sont dans les musées d'Art brut ou singulier et qui seront là à titre illustratif.

Pour vous donner une idée de ce que fut l'Art brut, j'ai choisi le plus possible des œuvres typiques de la création asilaire:

** des œuvres mêlant collages et dessins, avec ajouts d'écritures remplissant intarissablement les interstices et les marges (Wolfli, Leclerq, Creuter) ;

* * les sculptures de mie de pain du Prisonnier de Bâle;

** la robe de l'Inconnue de Bonneval qui a consacré sa vie d'internée à broder ce qu'elle pensait être sa robe de mariée;

* * les broderies de Madge Gill qui, faute de place, enroulait son tissu à mesure qu'elle avait terminé un passage, et n'a donc jamais vu ses œuvres entières...

* * Vous verrez des corps agrémentés (Pujol), ou au contraire tronqués, déformés (Müller, Hauser), comme si l'esprit perturbé de leurs auteurs s'apaisait de les embellir, ou était incapable de les concevoir harmonieux.

 

        Vous trouverez dans la plupart de ces œuvres, le caractère obsessionnel et répétitif des créations asilaires : que cette répétitivité ou cette obsession soient traduites par les écritures déjà évoquées, par des pictogrammes apparemment anarchiques (Walla, Jauffret...), ou au contraire par des géométries, des symétries surprenantes comme celles de Crépin.

 

          J'ai ajouté

          **deux exemples de créations géantes: L'Espace en plein air des Portrat qui couvre un mur du parc de la Fabuloserie ; et Le Manège du Petit Pierre également sauvé de la destruction par les Bourbonnais.

 

          Lorsque vous quitterez l'Art brut pour en venir à l'Art singulier, vous constaterez que la différence est inexistante; que le caractère obsessionnel ou traumatique subsiste ; même si parfois les œuvres deviennent plus directement narratives.

 

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WolfliWolfli

          Sans doute avez-vous tous lu dans vos journaux des articles portant des expressions comme « Art brut », « Art singulier », « Art hors-les-normes »… Et peut-être vous êtes-vous demandé pourquoi ces tendances qui comprennent peintures, sculptures, écritures, collages, etc. n’étaient jamais incluses dans l’Art contemporain ?

 

     C’est tout simplement que, produites par des créateurs dont la plus grand partie étaient ou sont des autodidactes, elles n’ont jamais bénéficié d’aucune officialité. La réputation grandissante de ces oeuvres a été le fait de personnes curieuses agissant individuellement ; plus récemment de musées créés par quelques-unes d’entre elles exclusivement consacrés à ces créations marginales ; et de revues artisanales appelées « fanzines » qui en sont devenues la mémoire.

WallaWalla

          En aucun cas, cette causerie n’a la prétention de résumer, expliquer toute l’histoire de l’Art singulier. Ni d’apporter, sauf peut-être par quelques points de détails, un regard neuf sur cette vague qui a pris, dans la dernière partie du XXe siècle, une telle importance : Pendant le dernier siècle, des centaines de publications s’en sont chargées.

    Il s’agit simplement de l’aborder ; essayer d’en cerner les principales composantes ; trouver la complicité avec ceux qui connaissent “tout” sur le sujet ; éveiller la curiosité de ceux qui jusqu’à présent ne l’ont jamais côtoyé !L’art des aliénés, “L’art des fous”, comme il était autrefois brutalement appelé, est entré au musée dans les années 40, sous l’impulsion de Jean Dubuffet qui a créé pour lui l’expression “art brut”. Mais il était depuis plus de 50 ans systématiquement exploré ; et depuis plusieurs siècles au centre des intérêts et des perplexités de nombreux philosophes et médecins.

    L’Art asilaire est produit par des êtres souffrant de ce qui a été baptisé “schizophrénie”, maladie qu’a explorée au début du XXe siècle, pour l’hôpital d’Heidelberg, le psychiatre allemand Prinzhorn. Dans ce cas clinique, Prinzhorn s’est intéressé à l’individu qui, entraîné vers un repli autistique est malgré tout capable de remonter la pente ; et, sans se débarrasser jamais de sa souffrance, d’exploiter pour se reconstruire une expression picturale intuitive. 

 

 

Avant d’en venir à la définition de l’Art brut puis  singulier, nous parlerons de

 

L’ART ASILAIRE

Madge Gill / Inconnue de BonnevalMadge Gill / Inconnue de Bonneval"

        L’art des aliénés, “L’art des fous”, comme il était autrefois brutalement appelé, est entré au musée dans les années 40, sous l’impulsion de Jean Dubuffet qui a créé pour lui l’expression “art brut”. Mais il était depuis plus de 50 ans systématiquement exploré ; et depuis plusieurs siècles au centre des intérêts et des perplexités de nombreux philosophes et médecins.

    L’Art asilaire est produit par des êtres souffrant de ce qui a été baptisé “schizophrénie”, maladie qu’a explorée au début du XXe siècle, pour l’hôpital d’Heidelberg, le psychiatre allemand Prinzhorn. Dans ce cas clinique, Prinzhorn s’est intéressé à l’individu qui, entraîné vers un repli autistique est malgré tout capable de remonter la pente ; et, sans se débarrasser jamais de sa souffrance, d’exploiter pour se reconstruire une expression picturale intuitive. 

          Insouciante par conséquent des définitions et des exigences de la création classique ; porteuse de tant de richesses et de formes tellement inattendues, apparaît alors cette production artistique  à caractère obsessionnel qui a prédominé dans le domaine plastique, sans doute parce que l’exigence d’un code y est moindre qu’en poésie. 

Guillaume Pujol / Prisonnier de BâleGuillaume Pujol / Prisonnier de Bâle

“La maladie ne donne pas de talent”, écrit Prinzhorn. “Mais presque tout individu est capable de constituer des formes complexes. Ceux qui ont ainsi pu briser les barrières de l’autisme ont amorcé une marche vers un mieux-être : Figures pétries dans de la mie de pain, statues taillées dans des matériaux de fortune, dessins tracés sur du papier hygiénique, etc. sont les manifestations les plus courantes de cette lente remontée”.

          Une telle démarche n’a, d’emblée, été ni évidente ni facile. Et la plupart des oeuvres de l’hôpital d’Heidelberg que fut chargé d’étudier Prinzhorn et d’où est partie toute cette aventure, appartiennent à une époque où, face à l’indifférence, voire à l’hostilité des médecins, le malade devait ruser, travailler en cachette pour réaliser ce qu’il lui “fallait” exprimer. Dès qu’il avait découvert cette possibilité, son volontarisme et son acharnement à continuer laissent penser que cette création autistique lui apparaissait comme le seul recours à l’hospitalisation prolongée et à l’absence de toute aide thérapeutique. 

 Ainsi sont nées “dans la clandestinité” les oeuvres de Wölfli, Aloïse, Brendel, Walla, etc. qui en ont été les exemples les plus remarquables. 

BrendelBrendel

          Certes, dès le XIXe siècle, de nombreux hôpitaux avaient constitué leurs “collections”. Mais elles étaient les équivalents des bocaux conservés dans les musées pathologiques ! On trouvait avec les corps étrangers avalés par les malades, des spécimens d’écritures ou de tatouages, des armes improvisées, etc.

JauffretJauffret

           Et toujours, la folie restait considérée dans son étrangeté qui disqualifiait les oeuvres des malades : Ainsi, au début de ce siècle, Marcel Réja, dont le livre fit autorité et que connaissait Prinzhorn, désignait dans “L’Art chez les fous”, “un ailleurs”,  un monde  où  l’on peut trouver “presque toujours une formule d’art plus ou moins archaïque, attestant parfois d’un grand talent... mais dans lequel on ne peut guère relever que des lueurs plus ou moins isolées, auxquelles il manque toujours quelque chose pour prononcer le mot “génie” .

 

    Néanmoins, ces regains d’intérêts et ces changements de mentalités interviennent au moment-même où en France, une nouvelle vague artistique propose dans les galeries toutes sortes d’objets singuliers : Cézanne découvre la sculpture nègre ; En 1907, Picasso présente « Les Demoiselles d’Avignon ». Fauves, Expressionnistes, Surréalistes clament l’influence qu’ont sur eux les arts primitifs...  etc. Dès lors, il devient inutile de continuer à endiguer derrière des murs d’hôpitaux, une partie de ces créations étranges. Le Dr. Morgenthaler publie (1921) une importante étude sur Wölfli qui précède de peu le livre de Prinzhorn (1924) d’où j’ai tiré une partie de cette documentation.

 

CreuterCreuter

          Expressions de la folie,  (tel est le titre du livre de Prinzhorn), marque la fin de l’exclusion. On assiste désormais à l’avènement de l’artiste schizophrène. Les documents jusque-là traités comme “pathologiques” fuient les dossiers asilaires et sont considérés comme un art à part entière. Dès la parution du livre, des artistes comme Max Ernst, Paul Klee, Kubin, émerveillés de ce qu’il leur révèle, saluent comme leurs pairs ces créateurs anonymes “qui s’étaient mis à la tâche, en toute ignorance, derrière les murs de leurs asiles !” 

AloïseAloïse

          Des poètes célèbrent ces talents nouvellement découverts, comme Henri Michaux qui compose des pages magnifiques consacrées aux “Ravagés” ! A propos d’Aloïse, par exemple (tombée follement amoureuse de l’Empereur Guillaume II, aperçu lors d’un défilé. Elle mène en rêve avec lui une aventure exaltée, qu’elle va développer pendant 40 ans d’enfermement, sous forme de pages entières d’écrits et de dessins aux crayons de couleurs). 

          A propos d’Aloïse, donc, le poète écrit : “Celle pour qui seul l’amour d’un prince royal entr’aperçu derrière la grille d’un parc magnifique, aurait paru suffisant, reçoit, isolée, méprisée, en habits misérables, dans l’espace étroit d’une chambre d’internée, l’inouïe revanche d’une liberté incomparable”.

 

 

    L’aventure est en marche. Une marche qui, de nos jours, est quasiment révolue : En effet, l’art-thérapie devient une routine. Intégrés au monde extérieur, les malades bien souvent créent non plus pour surmonter leur intolérable douleur, mais pour réaliser ce que l’on attend d’eux ! Par ailleurs, les neuroleptiques adoucissent les phases aiguës de la maladie. De plus en plus, les séjours en hôpitaux psychiatriques sont réduits au minimum. Le phénomène d’exclusion qui frappait les malades a grandement diminué : Voilà les schizophrènes inclus dans la cité ; invités à des apprentissages similaires à ceux des gens dits “normaux” !

          Alors, s’il faut pour eux, se réjouir de ces améliorations sociales, médicales et psychologiques, il faut aussi admettre que leur production est désormais en voie de disparition ; et par toutes les influences culturelles et médiatiques qui s’exercent sur ces libérés de leurs murs, des mots comme « art asilaire » ou « art brut » sont pratiquement devenus obsolètes.

 

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CarloCarlo

Dans ces conditions, qu’est-ce que

 

L’ART BRUT ?

 

JEAN DUBUFFET, “créateur” de ce mot qu’il a très vite interdit d’employer pour des oeuvres autres que celles de sa collection, le définit, revient sur ses nuances, le peaufine dans tous ses livres s’y rapportant, comme Prospectus et tous écrits suivants (4 volumes), et surtout L’Homme du commun à l’ouvrage. 

 

Il est donc inutile de prétendre inventer en la matière. Mieux vaut citer l’auteur : Voici un extrait d’un texte publié en 1947 et intitulé "L’Art brut".

“Il y a”, dit-il, “(il y a partout et toujours dans l’art, deux ordres. Il y a l’art coutumier (ou poli) (ou parfait) (on l’a baptisé, suivant la mode du temps, art classique, art romantique ou baroque, ou tout ce qu’on voudra, mais c’est toujours le même) ; et il y a (qui est furtif comme une biche), l’art brut... 

 Formuler ce qu’il est, cet art brut, sûr que ce n’est pas mon affaire. ... L’art brut est un art modeste et qui souvent ignore même qu’il s’appelle “art”.

Anton Müller / Heinrich MüllerAnton Müller / Heinrich Müller

En Octobre 1949, dans " L’Art  brut préféré aux arts  culturels", il reprend : “...Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique ; chez lesquelles donc, le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part ; de sorte que leurs auteurs y tirent tout de leur propre fond... Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur ; à partir seulement de ses propres impulsions. De l’art, donc, où se manifeste la seule fonction d’invention”... 

C’est pourquoi nous ne voyons aucune raison de faire, de l’art des fous, un département spécial... “L’acte d’art, avec l’extrême tension qu’il implique, peut-il jamais être normal ? Notre point de vue est donc que la fonction d’art est dans tous les cas la même ; et qu’il n’y a pas plus d’art des fous que d’art des dyspeptiques ou des malades du genou”.

 

LeclercqLeclercq

          En somme, et bien qu’il s’en défende, Dubuffet définit de façon très précise ce qu’il entend par art brut : un art où le besoin de création est si violent qu’il entraîne de façon rédhibitoire l’individu vers l’extériorisation de cette pulsion : un art spontané, primal, créé du tréfonds de leur instinct par des individus idéalement vierges de toute influence ; des gens du commun idéalement acculturés  !

          Peut-on imaginer que ces conditions idéales aient réellement existé, même à une époque où le flux d’apports extérieurs était tellement moindre qu’aujourd’hui ; même si les créateurs qui ont intéressé Dubuffet étaient en milieu asilaire ou carcéral ? Il semble bien que Dubuffet ait défini une utopie, SON utopie ; et oeuvré pendant près d’un demi-siècle à s’en rapprocher le plus possible.

           L’on peut penser qu’il a vécu des moments difficiles lorsque, à la fin de sa vie, comprenant qu’il serait aberrant de s’en tenir strictement à cette définition restrictive, il l’a élargie à des créations d’artistes extérieurs à ces univers contraignants. Et que, de la Collection originelle de l’Art brut créée en 1947, et revenue après un détour par les Etats-Unis, séjourner dans les sous-sols de la galerie Drouin à Paris, il a séparé  environ 2000 oeuvres qu’il considérait comme des déviances de cet Art brut pour les  regrouper d’abord sous le titre de « Collections annexes », puis sous celui, définitif, de « Neuve Invention ».

 

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Chapeautant l’art brut et tous les labels ultérieurs à ce mot, nous en arrivons à

 

L’ART SINGULIER

 

Gérard SendreyGérard Sendrey

          Nous partirons, pour essayer de cerner sa définition, d’une phrase de Gérard Sendrey, fondateur du Musée de la Création franche de Bègles, applicable à toutes les formes d’arts : “Personnellement, écrit-il, je me demande ce que pourrait être un art qui ne serait pas singulier, ou qui ne serait pas hors-les-normes ? C’est la nature de l’oeuvre artistique d’affirmer sa différence. La création ne peut être banale, ni obéir à des règles”.

   On pourrait donc penser que l’association “art” / “singulier” soit un pléonasme ! Sauf que cet assemblage a été accepté par le tandem Jean Dubuffet-Alain Bourbonnais pour distinguer, face à des gens ayant la volonté bien définie d’être considérés comme des artistes, une autre catégorie inconsciente d’avoir du talent, et uniquement poussée par le besoin vital d’exprimer son “moi” profond ! 

          Par voie de conséquence, il s’agissait de donner ses lettres de noblesse à un art complètement différent de celui dont tout le monde avait jusqu’alors conscience, conventionnel, issu des écoles, plongé dans la culture et l’officialité, et qu’il est convenu d’appeler « Art contemporain » !

SéraphineSéraphine

          Mais nous n'avons pas expliqué pourquoi Alain Bourbonnais, qui entrait en scène au moment où l'état français ayant refusé la Collection de l'Art brut, Jean Dubuffet venait d'en faire don à la Suisse, ne désignait pas les œuvres qu'il exposait, sous le titre devenu incontournable d' "Art brut" ?

Pourtant, il présentait dans l'"Atelier Jacob", la galerie parisienne qu'il avait ouverte avec la bénédiction de Dubuffet, heureux qu'elle prenne le relais de sa Collection sur le point de quitter la France, des œuvres de créateurs que celui-ci lui avait prêtées. En particulier des œuvres d'Aloïse Corbaz.

 

Le Mur des PortratLe Mur des Portrat

          Dans le même temps, Alain Bourbonnais s’était lui-même mis à prospecter, mais il avait élargi le champ des recherches, en allant dans la campagne, et récoltant non pas des œuvres psychiatriques, mais des œuvres de solitaires, d’inconnus au-delà des limites de leur village (où on les considérait d’ailleurs bien souvent comme des fous ; à tout le moins comme des marginaux !) Finalement, ces productions étaient si proches des créations asilaires que Jean Dubuffet lui écrivait : « Je ne m’explique pas comment vous arrivez à dénicher tous les si divers et tous excellents opérateurs qui se retrouvent dans l’orbite de votre atelier Jacob ». Alors, pourquoi ce changement de dénomination ? 

          Jean Dubuffet avait, dès l’origine, interdit l’utilisation du label « Art brut » pour toute œuvre, autres autre que celles de sa collection, fussent-elles des mêmes créateurs. Et, malgré cette complicité marquée entre les deux hommes, Il fallait à Alain Bourbonnais trouver une nouvelle appellation.

Le manège du Petit PierreLe manège du Petit Pierre

          Dès le début de l’atelier Jacob, tous deux avaient, avec l’aide de quelques amis concernés par l’Art brut, prospecté de nombreux vocables. Mais le problème s’était vraiment posé dix ans plus tard, en 1983, au moment où Alain Bourbonnais, ayant conscience de ne plus pouvoir, à Paris, élargir le champ de son public, ouvrait à Dicy son musée qu’il appelait LA FABULOSERIE. Furent alors évoquées les dénominations les plus diverses : Art spontané, Invention hors-les-normes, Art hors-les-normes, Productions extra-culturelles, etc. Roger Cardinal, écrivain d’origine anglaise,  avait par ailleurs proposé : Art isolé, Racines de l’Art, Franges de l’Art, Art marginal, etc. D’autres, pris au jeu, avaient pimenté la recherche : le poète André Laude ne suggérait-il pas les Imagitateurs ?

          Finalement, Alain Bourbonnais avait, pour résumer la singularité de sa collection, retenu Art hors-les-normes  qui "sonnait", disait-il, "comme la Basilique hors-les-murs".: (sans doute saviez-vous qu'il était architecte ; et venait de construire, entre autres monuments, une église à Caen) ?

Entre temps, en 1978, Alain Bourbonnais et Michel Ragon (écrivain, et critique d’art) avaient été les instigateurs d’une très importante exposition au Musée d’Art moderne de Paris intitulée les Singuliers de l’Art, qui avait connu un succès énorme puisque, en quelques mois, elle avait été visitée par plus de 200 000 personnes. 

Jaber / Antunès / MacréauJaber / Antunès / Macréau

          « Singuliers de l’Art », voilà une autre désignation qui convenait bien à cet Art brut ! Et il existait donc, désormais, pour le définir, deux synonymes : Art hors-les-normes et Singuliers de l’Art. Seulement, au fil du temps, l’expression s’est inversée ; est passée de l’artiste à la discipline : Singuliers de l’Art est devenu Art singulier. Elle est désormais employée soit au singulier : L’Art singulier, par opposition à L’Art contemporain ; soit au pluriel : Les arts singuliers pour essayer d’inclure toutes les nuances apparues depuis la naissance de cette dénomination ; à savoir : L’Art immédiat ; les Friches de l’Art, La Création franche, l’Art cru, l’art intuitif, l’Art spontané, l’Art médiumnique, l’Art du bord des routes, l’Art insitic (inné), l’Art différencié, l’Art en marche, l’Art en marge. 

         Il y en aurait d’autres, sans qu’il soit vraiment pensable de délimiter leurs spécificités, puisqu’il y a pratiquement autant de démarches que de créateurs. Mais quelle que soit la variété de toutes ces tendances, elles forment une mouvance porteuse de tant de psychologie, de poésie innée, d’inventivité, qu’elles s’imposent en une esthétique, une universalité dont l’évidence a accompagné la seconde moitié du XXe siècle !

En résumé, nous pouvons désormais retenir 

 

DIFFERENTS VOCABLES

 

nés à l'origine de cette aventure picturale, ou apparus au fil des décennies ; concernant ces tendances marginales, en ayant toujours à l'esprit que ces vocables ont été créés en raison de l'interdiction de Dubuffet d'utiliser le terme "Art brut".

RatierRatier

L’Art asilaire qui est la dénomination originelle pour désigner une création de gens internés en hôpitaux psychiatriques, créant pour souffrir moins, et n’ayant aucune conscience de produire des œuvres d’art.

 

 L’Art brut, mot créé par Dubuffet, qui désigne la même catégorie de créateurs que précédemment, réunis dans la Collection de l’Art brut implantée à Lausanne ; auxquels se sont ajoutés ultérieurement les créateurs en milieu carcéral puis ceux de diverses origines classées dans la Neuve Invention. 

 

 Les Singuliers de l’Art, devenus L’Art singulier qui chapeaute toutes les dénominations apparues dans le dernier quart de siècle, y compris bien sûr L’Art naïf et l’Art populaire dont nous ne parlerons pas aujourd’hui. 

 

L’Art hors-les-normes choisi par A. Bourbonnais, qui est synonyme d’Art singulier.

 

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Il nous faut aussi citer deux dénominations usitées dans les pays anglo-saxons : 

 

Pearl Hesnig (Angleterre)Pearl Hesnig (Angleterre)

          Outsider Art qui signifierait littéralement “art extérieur, étranger” : A l’origine, il a exactement le même sens que l’Art brut, et il est maintenant, synonyme d’Art singulier. Plus  personne ne le traduit : l’expression s’est francisée, et chacun dit « l’Art outsider ». 

           Il a été créé par Roger Cardinal qui a écrit en 1972, un ouvrage intitulé “Outsider Art ». Et qui a organisé en Angleterre la première exposition d’Art brut qui y ait eu lieu. 

 

Patricia Barton (USA)Patricia Barton (USA)

          Le Folk Art, terme usité surtout aux Etats-Unis ; et qui signifie “Art populaire”. Mais il désigne là-bas toutes les formes d’art proches de l’Art brut, au lieu de se cantonner comme très souvent en France, à une forme de création très proche de l’artisanat rural.(nous parlons par exemple d’Art populaire à propos de la collection présentée par le Musée des Arts et traditions populaires de Paris ; ou au Musée de Laduz [Yonne])

(Image 28)

          Plus récemment a commencé d’être employée l’expression Raw Art qui est la traduction littérale de Art brut.

 

 

 

 

 

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        Il faudrait maintenant évoquer le rôle des hôpitaux psychiatriques dans l’évolution développée plus haut. Certains, comme celui de Ville-Evrard ont compris très tôt l’intérêt de ce qui a été appelé « Art –thérapie » dans l’apaisement des souffrances des patients. D’autres ont suivi plus ou moins tardivement. 

Dans ces ateliers d’art-thérapie sont produites des œuvres souvent très proches de l’Art brut, donc lourdement psychanalytiques, même si la présence d’un animateur peut parfois influencer les patients. 

Dans le même esprit, se sont ouverts les CREAHM (Créativité et Handicap mental) qui, partis de Belgique, sont en train de se développer en France.  

 

***** 

 

Il faudrait également évoquer les sites, lieux magiques créés par des auteurs qui sont la quintessence de l’Art singulier puisqu’ils ne se sont pas contentés de réaliser des objets, ils ont bâti ou modifié les lieux destinés à les abriter. Nous citerons : 

le Palais idéal du Facteur Cheval à Hauterives dans la Drôme,

la Maison de Picassiette à Chartres, 

 l’Etrange Musée de Robert Tatin à la Frênouse près de Laval

 la Maison de Danielle Jacqui Celle qui peint, à Pont de l’Etoile dans les Bouches-du-Rhône, etc.

 

La liste serait longue de tous les autres, moins grands, moins connus, comme le Jardin de Rosa Mir à Lyon, La Maison Raymond Raynaud à Sénas, et celle de Mariette à Saint-Laurent-du-Pont dans l’Isère, etc.

 

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Le Petit Musée du BizarreLe Petit Musée du Bizarre

Il faudrait évoquer encore les musées consacrés à toutes les tendances de l’Art singulier : 

 Le Petit Musée du Bizarre, le plus ancien de tous, proposant des œuvres d’art populaire paysan ; créé bien avant que soient évoquées les dénominations précédentes.

la Collection de l’Art brut et la Neuve Invention, créée avec le concours de Dubuffet ; et de ce fait le lieu de référence de tout l’Art brut ; 

l’Aracine, Musée d’Art brut, implanté à Villeneuve d’Ascq ; 

 la Fabuloserie de Dicy, (Yonne), musée d’Art hors-les-normes ;

l’Art cru Museum, de Bordeaux, largement consacré à des œuvres psychiatriques (disparu, hélas !) ; 

le Musée de la Création franche, de Bègles près de Bordeaux ;

la Collection Cérès Franco d’Art contemporain, de Lagrasse (Aude)  et maintenant présentée à La Coopérative à Montolieu (Aude); 

le Musée de l’Art en Marche de Lapalisse (Allier) (pratiquement fermé, également).

 

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Les Graph'zinesLes Graph'zines

          Evoquer enfin les revues ou FANZINES, qui relatent les événements essentiels de cet Art singulier dont vous avez quelques exemplaires sur la table.(Fanzine : mot-valise formé de « fan » = admirateur et de « magazine »). Malheureusement, si quelques-uns se portent comme des charmes, d'autres ont cessé de paraître (lassitudes des "éditeurs",  raison de santé, financement des plus en plus difficiles, etc. )Les trois premiers sont, hélas, disparus : 

Le Bulletin de l’Association Les Amis de François Ozenda, de Jean-Claude et Simone Caire. Qui était jusqu'en 2003, le plus important en volume et en diversité d’information et surtout historiquement, puisqu’il en fut la mémoire et les archives pendant 28 ans ; 

Gazogène, de Jean-François Maurice  qui n'est plus paru depuis près de trois ans ; 

Les Friches de l’Art, de Joe Riczko qui n'est plus non plus paru depuis près de trois ans ;

Regard, de Marie Morel qui va très bien ; 

L’Amateur, d’Alain et Blanche-Marie Arnéodo également plein de vitalité ; 

Les Graph’zines de Paquito Bolino et Caroline Sury ;

 

Et deux revues qui ne sont pas des fanzines : 

Artension créé par Pierre Souchaud, qui consacre une large place aux arts marginaux, mais sans omettre l’Art contemporain, et qui, malheureusement parle de moins en moins d'Art singulier ; 

Raw Vision, de John Maizels, revue de langue anglaise qui parle essentiellement d’Art outsider anglo-saxon.

 

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Robert VassaloRobert Vassalo

Nous achèverons ici ce parcours sommaire du monde singulier, en disant avec un véritable regret que malgré la fidélité de nombre de créateurs à sa singularité, sa marginalité originelle disparaît de plus en plus vite.

Les seuls garde-fous actuels sont les musées : s’ils ont élargi la notion de singularité à ces créateurs non-autodidactes, ils veillent néanmoins à ne collectionner que des œuvres singulières. Et ces collections sont la mémoire vive de cette mouvance. Encore que, certains comme le Lam de Villeneuve d'Ascq récemment inauguré, soient tentés par les sirènes de l'Art contemporain, et prêts à des combinaisons scabreuses sans se soucier du fait que la mode actuelle veut que l'on se serve trop souvent  de l'Art brut comme faire-valoir de l'autre, tellement moins riche et impliqué psychologiquement.

François OzendaFrançois Ozenda

Cette marginalité est donc de plus en plus menacée :

**** Menacée par les artistes eux-mêmes qui ne se contentent plus du plaisir de créer mais reproduisent trop souvent l’attitude des artistes et des voies officiels, soucieux de reconnaissance et de réussite financière. Leur volonté d’exposer “partout” les place en porte-à-faux par rapport à l’attitude singulière : nul, en effet, n’est doté du don d’ubiquité : comment être singulier au sens originel ; et en même temps, fréquenter les lieux très officiels. 

Ce problème nous amène à la nécessité, peut-être, de créer un label nouveau pour désigner cette catégorie qui conserve un pied dans l'Art singulier ; et plonge l'autre dans l'Art contemporain. 

 Et il faut, subséquemment, admettre que le terme d’Art singulier est lui aussi en train de devenir obsolète.

 

**** Menacée, encore, la Singularité, par la volonté de récupération de gens, des galeristes en particulier, qui ne perdent pas le nord et qui, ayant exposé sans état d’âme des représentants des multiples tendances du dernier demi-siècle (Art conceptuel, Art pauvre, Minimal Art, etc.) se rendent compte qu’elles ne font plus recette et exposent désormais avec la même absence de vergogne ces créateurs jusque-là marginaux. Pour ne rien dire de certains journalistes qui ont fait leurs beaux jours de ces mêmes circuits, et qui, sentant le vent tourner, mais incapables de changer de mentalité, traitent de la même façon que l’art officiel froid et cérébral, cet art marginal chaleureux et vivant. 

Michel SmolecMichel Smolec

**** Et, dans le même esprit, menacée, la Singularité, et c’est là le pire danger, par l’intrusion d’artistes formés dans des écoles, et en mal d’inspiration. N’ayant rien contre des mimétismes susceptibles de leur ouvrir des portes (ces fameux mimétismes dont l’absence dans l’Art brut avait suscité l’intérêt de Jean Dubuffet), ils se mettent à “faire de l’art brut” (vous sentez bien, après ce que nous venons de développer, l’incongruité de cette expression !). Et même, de décrocher dans des écoles autoproclamées compétentes, des “diplômes d’Art brut”, ce qui est le comble de l’aberration ! 

 

          Face à ce dilemme 'L'Art singulier est-il encore marginal, à tout le moins est-il toujours singulier", je conclurai par la phrase avec laquelle j'avais terminé l'une de mes préfaces : "Aurait-il fallu, en leurs pauvres châteaux, laisser les Belles au Bois dormant ? Faut-il s'inquiéter de ce mélange croissant des genres ? Faut-il craindre pour les créateurs encore marginaux et résolument originaux, l'influence de ceux qui se soucient comme d'une guigne de n'être que des imitateurs ? Au contraire, cette bouffée d'oxygène harmonisera-t-elle la cérébralité et la froideur de ceux qui encombrent les cimaises de l'officialité ? 

En attendant la réponse, suivons le dynamisme, la résistance de cette forme picturale multiforme et tellement colorée qui persiste à constituer contre vents et marées un art de vie intérieure personnelle, intuitive, atemporelle. Et voyons ce qu'il adviendra de ce creuset, au long de notre siècle encore naissant".

Jeanine RIVAIS

 

In : http://www.rivaisjeanine.com

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